• L'EMISSAIRE DU QUAI

    C’était un 3 ou 4 Août, je ne sais plus, un lundi matin en tout cas. J’étais entre Royan et Saintes. J’allais rejoindre l’autoroute. Je devais être à Paris avant 14 heures pour une réunion. La route était déserte et le soleil brillait déjà haut dans le ciel. L’air vif et frais pétillait comme une coupe de champagne.

     

    Et puis, « France info » a annoncé que les pompistes étant en grève depuis le début du week end, presque toutes les stations services étaient à sec ce matin. Le problème, c’est que je n’avais pas eu le temps de refaire le plein samedi ou dimanche et que mon ordinateur de bord indiquait 135 Km d’autonomie ; ce qui est notoirement insuffisant pour rejoindre la Capitale à 500 Km.

     

    Effectivement, toutes les pompes sur ma route, à Médis, à Saujon et même dans la banlieue de Saintes étaient fermées. J’ai tout de même pris l’A 10 en me disant qu’une grève n’est jamais suivie à 100% et que sur l’autoroute, tout de même…

     

    Là aussi il n’y avait presque personne ; quelques camions espagnols ou portugais encore scintillant de l’humidité de la nuit… et aucune station ouverte.

     

    Le voyant s’est allumé ; j’ai encore fait 30 Km et je suis sorti à Niort.

     

    Personne au péage ; rien que des automates à carte bleue.

     

    Niort est certainement une très belle ville… quand on la trouve. Je n’ai pas vu de panneau et je me suis retrouvé en rase campagne, sur une route très certainement départementale, traversant des villages déserts et sans garage.

     

    Cela devenait sérieux ; la jauge était définitivement sur 0.

     

    Je suis entré dans un bourg un peu plus important et 200 mètres après, au sortir d’un virage, 2 motards m’ont fait signe de me ranger sur le bas côté.

     

    Il y a des matins comme cela où tout part en quenouille. Et en plus, je ne pouvais même pas protester, j’étais au moins à 80…

     

    Ils se sont dirigés vers moi. J’ai baissé ma fenêtre. Ils m’ont salué :

     

    -       Bonjour Monsieur. Nous vous attendions. Suivez nous, nous allons vous ouvrir le chemin…

     

    Et toutes sirènes hurlantes, ils m’ont fait traverser le village. 500 mètres après, nous nous sommes arrêtés sur un parking, devant un cimetière.

     

    L’un des motards est venu ouvrir ma portière et au garde à vous :

     

    -       vous êtes arrivé, monsieur. Ils sont à l’intérieur.

     

    Je suis entré, un peu stressé, dans l’enceinte du cimetière, m’attendant à trouver des officiels installés sur des tréteaux, suspendant, sur le champ, le permis de conduire des contrevenants

     

    Mais non, ni tréteau, ni préfet, rien qu’un groupe de personnes, certaines en deuil, qui attendaient en parlant à voix basse dans le silence recueilli des tombes doucement réchauffées par le soleil. Au loin, on entendait un coq et le grincement d’une poulie.

     

    Il y avait là le maire, rubicond, ceint de son écharpe, une représentation d’anciens combattants avec drapeaux et médailles et un homme, jeune, la trentaine, en costume sombre, l’air triste, qui s’est approché de moi, la main tendue :

     

    -       Vous êtes le représentant du Quai ?

     

    C’était plus une affirmation qu’une question. Je l’ai regardé… je devais avoir l’air… l’air…enfin… étonné mais en fidèle lecteur de Simenon et compte tenu de la situation, je lui ai répondu :

     

    -       Si vous parlez du Quai des Orfèvres, la réponse est non.

     

    Il a souri tristement

     

    -       Mais non, du quai d’Orsay, du ministère.

     

    Lui aussi venait de comprendre que seul un quiproquo m’avait conduit jusqu’à là.

     

    -       Non, je ne suis pas des affaires étrangères ; tout au plus de celui de la Santé et encore par délégation.

     

    Il fit une grimace.

     

    -       Je suis désolé ; nous enterrons mon oncle Georges. Nous attendons le convoi qui arrive de Paris et j’avais prévenu la préfecture qu’un émissaire du ministre viendrait probablement aux obsèques.

    -       Probablement ?

    -       En fait, ce serait plutôt « probablement pas ».

     

    Il me désigna le centre du groupe qui attendait toujours :

     

    -       vous voyez la dame toute en noir, très âgée, toute menue. Elle a 90 ans, c’est ma grand-mère, la maman d’oncle Georges. La pauvre, elle est complètement perdue. Mes parents sont morts. Je me suis occupé de tout…

     

    Là, il laissa passer un long, très long silence. Il se bagarrait avec des larmes qu’il ne voulait pas montrer.

     

    -       Oncle Georges est mort brusquement, il y a 4 jours, d’une crise cardiaque, dans la rue, boulevard saint Michel…

    -       Mon oncle aussi est mort comme cela

    -       Il travaillait comme huissier au ministère des affaires étrangères depuis 35 ans… vous savez ces employés, en habit noir, avec une chaîne d’argent au gousset qui, assis à un bureau, sur les paliers, renseignent les visiteurs. Dans 6 mois, il partait à la retraite

     

    Il s’arrêta à nouveau et me prit le bras pour faire demi-tour dans l’allée.

     

    -       mais je vous fais perdre votre temps…

    -       Non, non, je vous assure…

    -       Oncle Georges vivait à Paris, seul, un 2 pièces, près de l’Opéra. Mais dès qu’il avait quelques jours de vacances, il venait ici, voir sa mère qui est du village. Vous êtes passé devant sa maison en venant. Il connaissait tout le monde et tout le monde le connaissait. Pour tous c’était le « Monsieur » du ministère… même le maire, dès qu’il y avait des élections en vue, venait lui demander son avis.

     

    Il eut un sourire, un véritable sourire d’enfant, d’enfant qu’il était quand il venait, sûrement, passer ses vacances d’adolescent ici…

     

    -        Il fallait le voir au bord de la rivière, entouré de pécheurs ou au café, à l’heure de l’apéritif, commentant les infos de la télé. Pour chacun, même pour sa mère, c’était un proche du pouvoir, un conseiller, un familier, un ami presque des ministres et des secrétaires d’état qui se sont succédés et qu’il appelait tous par leur prénom. Pour les affaires graves… la guerre en Irak ou le « 11 septembre » par exemple… il prenait un air mystérieux et disait que c’était trop grave pour qu’il en parle comme cela… vous êtes certain que je ne vous ennuie pas, au moins ?

    -       Non, je vous assure, continuez.

    -       Dès qu’il a été question des obsèques, ma grand-mère a souhaité respecter ce qu’elle pensait être ses volontés. Pas d’église et un enterrement ici dans le caveau familial. Mais elle m’a demandé de prévenir le Quai, persuadée que quelqu’un (elle n’osait pas penser au ministre… quoique…) viendrait dire quelques mots

     

    Il laissa passer un long silence. J’avais compris mais je le laissais terminer

     

    -       J’ai appelé le ministère. On m’a baladé de bureau en bureau. Je suis enfin tombé sur un chef de service. Il m’a dit qu’il transmettrait la nouvelle à la DRH. Manifestement, il s’en foutait. Ce n’était pas son problème.

     

    Encore un silence, pesant celui-ci

     

    -       J’ai été lâche. J’ai dis à ma grand-mère qu’un émissaire du ministre viendrait et j’ai commandé un gros coussin de fleurs où j’ai fait inscrire : « A Georges ; ses amis et collègues du quai d’Orsay »

     

    Il passa une main dans ses cheveux, l’air soudain très las :

     

    -       Voila, vous savez tout. Le convoi ne va pas tarder maintenant. L’enterrement est prévu pour 9 h 30 et il n’y aura pas de représentant du ministre. Je mentirai à ma grand-mère le mieux possible.

     

    Au loin, il y avait la vieille dame qui n’arrêtait pas de regarder vers nous. Il avait l’air bouleversé, à bout de force…

     

    Alors j’ai dit:

     

    -       Vous ne croyez pas, cher ami, qu’il serait temps que j’aille présenter mes hommages à madame votre grand-mère en l’assurant de la sympathie de Monsieur le Ministre en mission depuis hier en Afghanistan ?

     

    Il a rougi comme le gamin qu’il était et on est revenu à pas rapides vers le groupe qui attendait.

     

    2 minutes après, le convoi est entré dans le cimetière. La cérémonie a duré 25 minutes environ. J’ai parlé près de 15 minutes et je crois que Georges aurait été très fier du portrait que j’ai fait de lui.

     

    Je leur ai décrit le « Georges » qu’ils attendaient, tel qu’ils l’imaginaient, tels qu’ils le voyaient au ministère, discret bien que connaissant les secrets de la République, respectueux bien que dans l’intimité des ministres qui, eux, passent et se succèdent.

     

    Prétextant des engagements parisiens (bien réels ceux là), j’ai refusé le verre de pineau que le maire offrait à l’hôtel de ville mais j’ai assuré sa réélection en affirmant à haute voix que la haute administration appréciait à son juste prix son action et son engagement au service de tous.

     

    Le jeune homme m’a raccompagné à ma voiture. Il m’a longuement serré la main :

     

    -       je crois que dans ce genre de situation on dit : « Je ne sais pas comment vous remercier, non ? »

    -       moi je sais : dites-moi où je puis trouver de l’essence

     

    Il a réfléchi 2 secondes et est parti parler aux motards

     

    J’ai retraversé le village derrière eux, qui, pour bien marquer l’importance de leur mission et de l’émissaire qu’ils escortaient, ont poussé à fond leurs sirènes.

     

    J’ai fait le plein à une pompe qu’ils ont réquisitionné et ils m’ont accompagné jusqu’au péage dans le même équipage.

     

    A 13 h 45, je garai ma voiture au parking de mon boulot.

     

    J’étais à l’heure pour ma réunion.

     

    Sacré Georges.

     

    LAST IROKOI © 2009 in « HISTOIRES DE LA VIE DE TOUS LES JOURS »

    « LADY MAYDAYLE GOLIEN »

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  • Commentaires

    13
    leclere
    Mercredi 8 Août 2012 à 23:38
    Par ce trés  beau texte tu nous donnes la preuve que savoir être ce que l'autre croit que l'on est, ou voudrait que l'on soit,est, certes, un mensonge, mais certainement la seule vraie réponse à donner à l'expression de la plus grande des détresses, la perte définitive d'un être cher. Mais ne faisons nous pas que nous mentir??
    Ce que j'aime dans tes textes, c'est qu'ils possédent toujours une part de "mystére", un déraillement, propice à la méditation.
    Bravo.
    Eric
    12
    Vendredi 10 Avril 2009 à 18:12
    quel beau récit plein d'humanité... qui pointe malgrès tout du doigt sur la cruauté du monde et le fait que finalement nous nous résumons à l'image que nous laissons de nous aux autres!
     je crains d'être dans l'obligation de me répéter (n'ayant pas la même agilitée des mots que toi) mais j'adore ton verbe... ton monde.
    bises
    Angamaya.
    11
    Vendredi 10 Avril 2009 à 11:12
    Coucou,
    Je ne sais plus comment je suis arrivée ici, mais j'ai dévoré tous tes récits en deux jours. Je suis restée scotchée, une histoire en entrainait une autre. Passionnant !
    Bon je vais tout relire à tete reposée maintenant...
    J'ai de nouveau envie de lire, merci !
    10
    Lundi 6 Avril 2009 à 18:37
    L'aventure se trouve partout y compris dans les cimetières ... Tenir le premier rôle par devant une foule doublement émue, par le deuil et par la gloire de recevoir "un personnage", le tout trempé du souci de l'humain ...
    J'aime !
    9
    Lundi 6 Avril 2009 à 09:38
    J'aime beaucoup, très humain, personnellement c'est dans la vie que je suis confrontée à cette situation de changement d'identité, en changeant de catégorie d'emploi.
    A chaque fois les gens s'adressent à moi en attendant quelque chose de tout à fait différent.
    J'aimerais partager mais je serais incapable de l'écrire comme vous le faites.
    A bientôt
    8
    Dimanche 5 Avril 2009 à 18:18

    mes " pas " m'on conduite ici , et je suis surprise mais j'ai lu jusqu'au bout , et au fur et à mesure je me disais " je l'aurais fait - je l'aurais fait " pourvu qu'il le propose et c'ets bien ce qui s'est produit !
    je ne sais si cette histoire est réelle ? mais en tous les cas c'est bien d'y croire ca veut dire qu'il y a forcément des gens bien , et si ce n'est pas réel pour l'avoir invéntée bravo !
    bisous d'iris

    7
    Dimanche 5 Avril 2009 à 12:52
    c'est une belle histoire, pleine de chaleur humaine !
    Bienveznue chez les blogueurs du week-end !
    6
    Vendredi 3 Avril 2009 à 21:43
    Excellent !
    Moi aussi cela me rappelle quelque chose même si je n'arrive pas à cerner si c'est un livre ou un film ou  héhé ma propre vie.
    C'est que ce genre de plan est assezc croustillant si tant est que ça ne se passe aps trop souvent dans un cimetière tout de même. Mais usurper une identité pour la bonne cause a quelque chose de palpitant surtout quand on ne peut s'y soustraire.
    La prochaine fois fais le plein tout de même, tu rouleras plus tranquille mdrrrrr
    bonne nuit sous ton tipee.
    Amicalement
    La squaw Lady;-)
    5
    Mercredi 1er Avril 2009 à 07:38
    Excellent ! On se retrouve parfois, malgré nous, dans des situations où notre humanité doit s'exprimer. Aurons-nous le courage d'agir si l'occasion nous met sur une scène intimidante ? C'est dans ces cas-là où ce qui compte vraiment dans la vie est tellement mis en exergue que le reste n'est que du détail. Il est des fois où nous n'avons pas le choix, faut y aller.
    Charly...
    4
    Lundi 30 Mars 2009 à 23:42
    bonour à toi irokoi et à tes belles histoires... qui ouvrent un espace pour imaginer.... j'espère que tout va bien pour toi, à une prochaine fois, viens me voir sur mon blog, tes visites sont toujours un plaisir!! bonne journée !
    3
    Lundi 30 Mars 2009 à 20:31
    L'histoire de ce jeune homme met bien en avant la notion de l'interdépendance ou nous sommes tous responsables des uns et des autres et nous devons  manifester à tous autant de bienveillance qu'à notre mère...Ce sont des concepts bouddhistes mais profondément universels, la preuve ce geste de compassion...Tout çà c'est de la lumiére produite par les mots, un éclairage naturel non polluant...Bonne soirée à toi LI 
    Joëlle
    2
    Lundi 30 Mars 2009 à 19:48

    Je me suis laissée prendre par cette histoire de A à Z j'ai été tenue en haleine, elle est tellement vraisemblable que je me demande si tu ne l'as pas réellement vécue...
    Félicitations...
    Cordialement

    1
    Dimanche 29 Mars 2009 à 21:01
    C'est encore une fois une réussite. Quoi que pour le pinot... j'aurais accepté personnellement !
    Bravo pour la mise en situation et l'atmosphère. A la Simenon !
    Bonne soirée.
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