• LE MAITRE DES EAUX (chapitre 2)

    CHAPITRE 2 : LE VOYAGE – la seconde nuit de train

     

    Le tram n’avait qu’une seule voiture et son moteur « diesel », hors d’age, s’entendait de loin. Il roulait presque toujours à vide. Il quittait le dépôt avant l’aube, et traversait de village en village, les plaines agricoles de l’est pour arriver au terminus, devant le port, à l’heure du déjeuner. Le conducteur allait manger dans une auberge, face à la capitainerie et repartait, en sens inverse, toujours à vide, vers la campagne, pour arriver à la nuit tombée.

     

    Le machiniste ne s’était pas aperçu de sa présence. Elle avait du monter en tête de ligne alors qu’il faisait encore nuit et qu’il avait le nez sous le capot, tapant sur un injecteur qui ne voulait pas fonctionner. Elle s’était installée à l’arrière de la voiture, près de la fenêtre.

     

    Lorsqu’elle demanda l’arrêt à la gare, il regarda dans le rétroviseur et découvrit la jeune fille. Il s’arrêta à la station et tandis qu’elle descendait par la porte du milieu, le voyageur du train montait par l’avant. Le conducteur en secouant la tête lui dit quelque chose comme « Nema » et lui fit signe de redescendre.

     

    Le voyageur se retourna : La jeune fille s’éloignait vers la gare. Il couru et l’arrêta par le bras au milieu du hall des départs. Elle leva le visage vers lui et le regarda. Elle était maigre et pâle, vêtue d’un manteau noir, presque belle, malgré la tache sanguine de son rouge à lèvres. Il lui demanda :

     

    - Où sommes-nous ?

     

    Elle ne réagit pas.

     

    - Dans quelle ville ? Dans quel pays nous trouvons nous?

     

    Elle continuait à le regarder tranquillement. Enfin, elle haussa les épaules pour dire qu’elle ne comprenait pas ou que cela n’avait pas d’importance. Enfin, elle prononça le même mot que le machiniste: « néma ». Puis, elle fit demi-tour et continua son chemin. Il l’a suivit sur le quai.

     

    Il monta derrière elle, dans un vieil autorail, rouge et jaune qui attendait à quai. Il s’assit en face d’elle, le dos à la marche, près de la vitre. L’autorail était vide. Il démarra dans un nuage de gasoil. La pluie dessinait d’étranges ruisseaux sur la vitre frileuse.

     

    Il la regardait. Elle, elle regardait le paysage. Bientôt la voie se mit à longer un rivage. La mer s’était retirée très loin sur l’estran. Tout était gris. Il regarda sa montre. Il était un peu plus de 14 heures. Il avait faim.

     

    Du temps passa. Régulièrement, l’autorail s’arrêtait à des stations toujours désertes. Sous la crasse noire, les pancartes étaient illisibles.  Au bout du quai, souvent, un passage à niveau s’ouvrait, de part et d’autre des rails, vers la grève ou vers un marais, vers nulle part.

     

    Il s’était endormi. Quand il rouvrit les yeux, la lumière sur la mer avait baissé. La nuit tombait. Il était presque 18 heures à sa montre. Il avait mal partout, au dos, à la nuque, aux reins. Il se leva et immédiatement tout se mit à tourner. La faim lui donnait la nausée. Elle le regarda. Il alla jusqu’au bout de la voiture et entra dans les wc. L’odeur de gasoil y était plus forte encore qu’ailleurs. Il eut un violent haut le cœur qui le tordit en deux mais il ne pu rien vomir. Il était livide dans le miroir. Il se passa un peu d’eau sur le front et se rinça la bouche. Puis, il retourna s’asseoir.

     

    Elle le regarda à nouveau. Il avait une mine épouvantable :

     

    - J’ai faim… mangée. Je suis malade… Malade vous comprenez ?

     

    Il accentuait son discours en lui montrant de la main sa bouche et son estomac. Elle se leva, prit son sac au dessus d’elle et en sorti un paquet de gâteaux secs. Elle lui tendit. Il en dévora quatre d’un coup…Sa nausée se dissipa. Il allait mieux. Il en avala encore deux autres et songea enfin à la remercier en lui rendant le paquet presque vide. La jeune femme se leva et se dirigea vers les toilettes. Quand elle revint à sa place, il dormait, la tête appuyée contre la vitre.

     

    Ce fut le silence qui le réveilla. L’autorail était arrêté en pleine campagne. C’était la nuit... Une lune de corail éclairait, sur la grève, des rochers pleins de givre. Plus loin, la mer immobile était figée. Un frisson le secoua. Il prit conscience du froid qui avait envahi le wagon, immobile.

     

    La jeune fille, aussi, avait du avoir froid. Elle était venue s’asseoir à coté de lui et s’était rendormie. Cherchant de la chaleur, elle s’était pelotonnée contre son épaule. Tout doucement, il se contorsionna pour regarder l’heure à sa montre sans la réveiller. Il était un peu plus de 4 heures. Cela faisait 24 heures qu’il s’était réveillé dans le compartiment d’un train inconnu.

     

    Il y eut une longue gifle de vent alternant nuit et lumière: Un express passait en sens inverse. Tout de suite après, l’autorail redémarra, franchi l’aiguillage et reprit la voie principale en accélérant. La jeune fille dit un mot incompréhensible dans son sommeil et se rapprocha encore un peu plus de lui. A l’horizon, sur la mer, la lune devenait de plus en plus rouge

     

    Quand il se réveilla, le jour était levé. L’autorail suivait toujours le rivage. La plage était blanche, étincelante, aveuglante sous la neige et plus loin, la mer n’était qu’un chaos de glace et de granit mêlé. De l’autre coté de la voie, il y avait des marais. Il faisait froid, très froid et le chauffage de la voiture ne pouvait rien contre ce froid polaire.

     

    Elle aussi était réveillée. Elle avait regagné sa place en face de lui. Elle regardait le paysage. De temps à autre, elle frissonnait. A sa montre, il était un peu plus de 7 heures du matin. Depuis l’arrêt de la nuit, l’autorail n’avait fait aucune halte.

     

    Il fut prit d‘un malaise ; ce n’était pas la faim ce matin. Ce fut une brusque et ephèmere prise de conscience ; Il était ce voyageur amnésique qui depuis plus de trente heures maintenant, traversait, sans s’étonner, des paysages tristes, des villes froides et des gares désertes. S’il ne savait pas d’où il venait, il ne savait pas non plus ou ce train le menait, pourquoi il avait suivi cette fille et pourquoi il continuait de voyager avec elle. Comme au bord d’un gouffre, stupéfié de vertige, tout ce vide l’attirait.  C’était dans l’ordre des choses. Il se répéta deux ou trois fois cette phrase : « dans l’ordre des choses » et son malaise disparu.

     

    Il lui montra le cadran de sa montre et lui demanda :

     

    - Quand arrive t on ?

     

    Elle le regardait sans comprendre.

     

    - Quand est ce que l’on arrive ? A quelle heure ?

     

    Elle ne comprenait toujours pas. Et comme il continuait à l’interroger, elle se tourna résolument vers la fenêtre. Elle boudait, comme une gamine.

     

    Vers 8 h 15, l’autorail se mit à ralentir et aborda au pas une large courbe qui suivait le rivage. Dans une cacophonie de freins et d’amortisseurs malmenés, le convoi s’arrêta enfin. La jeune fille lança un regard au voyageur : c’était là.

     

    Ils se levèrent. C’était une simple station comme le convoi en avait rencontré des dizaines depuis le début du voyage. Ils descendirent l’un derrière l’autre et la jeune femme faillit glisser sur la neige durcie. Il la rattrapa par le bras. L’autorail redémarra faisant s’envoler quelques oiseaux.

     

    La gare était au milieu de nulle part ; aucun village, aucune maison, aucune âme, juste un sentier qui traversait un marécage gelé et allait, après le passage à niveau, se perdre vers la grève.

     

    Ils marchèrent ; ils marchèrent longtemps longeant la mer derrière la ligne des dunes. Il faisait froid, très froid. Le silence était impressionnant, juste troublé par le bruit de la neige sur le sable qui craquait sous leur pas. Parfois, à leur approche, des oiseaux s’enfuyaient dans un froissement d’ailes, sans un cri.

     

    Il était épuisé. Il marchait les yeux sur le sol de peur de tomber. Il avançait comme dans un rêve, sans penser à autre chose qu’à manger dans un endroit chaud où il pourrait se reposer enfin. Le reste n’importait pas, n’importait plus.

     

    Enfin, le sentier fit un large détour pour contourner un gros dolmen. La maison était derrière. On ne savait qui, de la pierre levée ou de la bâtisse, soutenait l’autre. C’était une petite maison de pierre dont les fenêtres et la porte faisaient face au marais, n’offrant aux rafales du large que son dos de granit.

     

    Elle se baissa pour prendre une clé cachée entre deux pierres près du seuil couvert de verglas.  Ils entrèrent.

     

    Last Irokoi © 2013

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