• LA VIEILLE DAME DE HONFLEUR

    Honfleur est toute bruissante de vent et de givre depuis ce matin. C’est l’hiver et, avec le verglas et les bourrasques, le froid qui me glace la poitrine et me fait tousser s'est installé.


    Je suis une vieille femme aujourd’hui, mais rien, ni le mauvais temps, ni les douleurs de mon dos, ne m’empêcheraient de faire, après déjeuner, la promenade jusqu’à la plage que, chaque jour, je faisais avec toi.

     

    Voilà 5 mois que tu es parti rejoindre ton fils et ton époux… toi, mon amie, ma sœur, ma patronne aussi puisque j’étais ta dame de compagnie depuis… oh mon dieu… c’est à peine si je peux me souvenir et souvent je confonds ce que j’ai vraiment vécu avec toi et ce que tu m’as raconté pendant nos promenades ou le soir, sous la lampe, avec nos travaux d’aiguilles.

     

    Ma chère Caroline, chère tête de linotte, tu racontais si bien ta vie, ton extraordinaire destinée et tu mettais tellement de couleurs dans ce coin triste de Normandie où tu m’avais entraînée à ta suite, après la mort du général, ton époux.

     

    Chère Caroline, ma sœur, tu me manques atrocement.

     

    Tu arrivais de nulle part ; fille d’une émigrée de la révolution, on t’a retrouvé, tu avais 2 ans, sur le quai du port de Dunkerque, à coté du cadavre de ta maman, emportée par une maladie de poitrine, à peine débarquée du 3 mats qui arrivait d’Angleterre.

     

    Grâce à ton grand père, tu es passé des docks aux salons d’une famille d’adoption, face à la bourse, puis, non loin du Luxembourg, au bras d’un vieux et paisible mari qui t’a fait un fils puis est mort discrètement.

     

    Telle une étoile qui monte au firmament, tu as gravis vite, si vite les marches de la société ; un jeune lieutenant, orphelin lui aussi, plein d’avenir, vivement épousé, t’as faite femme de général, bientôt d’ambassadeur et enfin de sénateur.

     

    Tu as connu les réceptions, les soirées et les bals des  cours d’Istanbul et de Madrid… ces odeurs de poivriers dans les nuits fauves au dessus du Bosphore et les aubes bleues d’Andalousie après les nuits de fête et d’ivresse les ai-je vécu à tes cotés ou me les as-tu racontés tandis que nous marchions cote à cote sur la grève ? Je ne sais plus tant la vie avec toi fut tourbillon et gaieté, folie et légèreté…

     

    Mais il y avait ton fils…Ton fils que tu avais eu toute jeune avec ton premier mari, ton fils qui t’a eu pour lui tout seul dans la petite maison de Neuilly entre la mort de son père et ton remariage, et qui aurait voulu te garder pour lui, rien que pour lui toute sa vie… et qui, pour cela, tout de suite, a haï le militaire maudit, l’usurpateur…que tu avais épousé.

     

    Cette trahison, il te l’a fait payer toute sa vie ; Fugues, scandales, dettes, s’affichant avec des putains comme disait le général et avec des viveurs, des parasites qui ont croqué son héritage en quelques mois.

     

    Il aurait pu être magistrat comme son demi-frère ou diplomate comme son beau père ; il ne se voyait que dandy, rentier et poète… sans le sou et sans succès… malade de surcroît, d’une maladie honteuse qui le fit souffrir toute sa vie.

    Pauvre Caroline, entre ton général, pas un mauvais bougre mais ne supportant pas l’insubordination, et ce fils sans cesse quémandant, menteur, violent, un peu proxénète sûrement, alcoolique et drogué, tu restais insouciante et joyeuse…

     

    Combien de fois t’a-t-il soutiré quelques billets que tu lui glissais en cachette de ton mari ?

     

    Ce fils qui pour quelques poèmes obscènes échappa de peu à la prison mais non au déshonneur…est-ce cela qui fit mourir si vite ton général ? Tu t’es souvent posé la question…

     

    Et puis, il y eu ce drame, en Belgique, dans une église, m’a-t-on dit. Un transport au cerveau du à sa mauvaise vie qui le laissa muet et paralysé. On l’a ramené à Paris, prisonnier dans son lit. Pendant l’année qu’il mit à mourir, il t’a eu, rien que pour lui, comme quand il était petit…

     

    Il est mort et nous sommes revenues ici, à Honfleur, dans la maison, sur la falaise…

     

    Le temps a passé et bientôt, des messieurs en redingotes, très comme il faut, des écrivains, des professeurs, des hommes politiques et même un académicien, je crois, sont venus te voir pour que tu leur parles de lui, pour quémander à leur tour une lettre, un brouillon, une signature de sa main… de sa main à lui, ton fils !

     

    Alors, un dimanche soir, où il y avait eu encore plus de visiteurs que d’habitude et que tous étaient repartis vers Paris, tu es restée longtemps, longtemps, assise dans le fauteuil vert du salon, en face de moi, silencieuse, les yeux dans le vide… et brusquement, l’air affolée, effrayée, de la panique dans la voix, tu m’as demandé : « tu crois… tu crois, toi aussi, que mon fils avait du talent ? Qu’il avait même… du génie ?». Tu t’es levée sans me laisser le temps de te répondre et tu es venu me prendre les mains, suppliante : « Parce que si c’est vrai, c’est épouvantable… cela voudrait dire que je n’ai pas compris, que je n’ai rien compris… que… je ne l’ai pas compris… cela voudrait dire que je suis passé à coté de lui… tu te rends compte : à coté de lui… »

     

    Tu es morte 3 jours après.

     

    Pour ton enterrement, à Paris, quelques messieurs en redingotes se sont déplacés ; l’un d’eux, l’académicien, je crois, a dit quelques mots pour toi.

     

    Avant qu’ils ne referment la tombe, je me suis penché pour voir ta dernière demeure. A coté du tien, il y avait 2 autres cercueils, celui de ton époux et celui de ton fils… sur l’un des deux, des fleurs avaient poussées dans l’obscurité.

     

    LAST IROKOI ©2008 in « histoires de la vie de tous les jours »

     

    (Caroline Dufays (ou Dufayis) a vraiment vécu au XIXème siècle et a eu cette destinée hors du commun… A l’époque, on saluait son ascension sociale et on respectait madame l’ambassadrice de France ; aujourd’hui, presque plus personne ne sait que l’épouse en secondes noces du général James Aupick qui réprima dans le sang, la révolte de canuts à Lyon, était aussi la mère du premier de nos poètes… voila pourquoi j’ai voulu lui écrire, bien humblement, en hommage, ce texte.

     

    Au fait, vous avez deviné le nom du poète ?…

     

    Non ?... )

     

    L.IRO

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  • Commentaires

    14
    Dimanche 25 Janvier 2009 à 11:10
    Salut, Last.
    Merci de ta réponse.
    Nous avons bien morflé hier, la situation se rétablie peu à peu.
    J'ai rajouté un petit coup de Bal des fous, et d'ici une paire d'heure, je posterai une des premières pages du deuxième tome.
    Comme je pense que, le hasard n'existant pas, nous avons beaucoup de choses en commun, je partage ces pages qui montent crescendo, et je suis persuadé que tu liras entre les lignes.
    Passe un bon week-end.
    Pat.
    13
    Samedi 24 Janvier 2009 à 12:01
    Bonjour, L.I.
    Désolé, vraiment peu de temps pour te lire en ce moment; ce n'en sera que meilleur quand je pourrai repasser goûter de tes textes.
    Amicales pensées, et bon week-end à toi aussi.
    J'espère que tu n'es pas trop touché par la tempête; ici, les pots de fleurs, sur les fenêtres, commencent de s'envoler.
    Je suis obligé de tout rentrer.
    12
    Vendredi 23 Janvier 2009 à 22:18
    Bonsoir, L.I
    J'ai été obligé de rappeler mon éditeur à l'ordre aujourd'hui; il m'a forcé à finir rapidement le roman(j'ai horreur de ça), et son correcteur a mis plus d'un mois pour s'apercevoir qu'il ne pouvait pas ouvrir mon fichier;
    Je trouve que c'est abuser.
    Donc, du retard en perspective pour la parution.
    Je te tiendrai au courant dès la sortie.
    Amitiés.
    Patrick.
    11
    Samedi 17 Janvier 2009 à 18:51
    Merci de tes encouragements, L.I.
    Dans ce roman, il n'y a pratiquement que du vrai.
    Et, tu verras, les capacités humaines sont parfois...impressionnantes.
    Je te l'enverrais bien par commentaires mais, à mon avis, il va falloir le faire par petits morceaux, sinon ça ne passera pas.
    Toute mon amitié.
    Patrick.
    10
    Samedi 10 Janvier 2009 à 18:10
    Je n'ai rien écrit pendant près de cinq ans, suite à un coup dur; j'avais fait une croix sur l'écriture; Mais le démon m'a repris...je rattrape le temps perdu, d'autant que j'ai démissionné de mon boulot, et que maintenant j'ai du temps de libre.
    Mais, ça devient de l'esclavage. Entre la rédaction et la frappe, je passe seize à dix-sept heures par jour à bosser.
    Bon. Je vais aller me boire un joint et fumer une bière.
    Le bouquin sera référencé à la fnac.
    Tu en as 5 extraits sur mon blog 'Le bal des fous)
    Bonne soirée.
    9
    Samedi 3 Janvier 2009 à 17:11
    Bonsoir, L.I.
    Il ne me semble pas connaître M.Frish; je vais fouiller un peu pour en être sûr.
    Je te souhaite aussi le meilleur. Ponds beaucoup en cet an oeuf.
    Quant-à moi, j'ai mis les bouchées triples: un roman à paraître fin janvier, début février, une anthologie de mes poèmes, larédaction d'un recueil de nouvelles et contes, et un dernier de "pense et fais mes rides."
    Suis surbooké par les books.
    Amitiés.
    Patrick.
    8
    Lundi 29 Décembre 2008 à 15:22
    Je viens de lire Carnaval cannibal.
    C'est vraiment très fort.
    Maintenant, je vais lire ta nouvelle.
    Merci de tes conseils. J'ai un peu galéré (j'avais mis ton lien dans la deuxième partie, et si l'on accédait à ton site, on n'en voyait pas l'intitulé.)
    C'est maintenant chose faite.
    A bientôt, et bonnes fêtes.
    P.H. 2n (mais pourquoi tant de n?)
    7
    Vendredi 19 Décembre 2008 à 10:14
    Voilà une autre facette de ton blog. Après des écrits romancés, voici la partie instructive qui n'est pas moins intéressante d'ailleurs. Un véritable cours d'Histoire et de Français réunis, servi à la sauce délicate d'une prose raffinée. Un régal. Merci. Ah, j'oubliais... un lien chez toi pour mon blog, c'est bien ça ? Mais avec un honneur reconnaissant, Last Irokoi !
    Charly...
    6
    Jeudi 18 Décembre 2008 à 21:24
    Pas facile. Rêves bô.                             
    5
    Jeudi 18 Décembre 2008 à 00:33
    Salut Last i',
    Ben je passais par là voir un peu.
    Suis pas déçu.
    Je n'ai pas l'habitude d'en faire des tartines pour bluffer.
    mais Balèze ton texte.
    Cette Histoire.
    Ca donne, elle donne plein de réflexions.

    Faire attention à ne pas passer "à côté" des choses dans la vie.
    Desseins jusqu'où peuvent aller des personne pour "parvenir".
    Leçon de vie etleçon de chose.
    Ne pas se tromper d'essentiel je dirais.
    Je crois, pour moi.
    Reflexion sur des choses qui "sont Vraiment" Importantes.
    Un peu mystérieux peut être ce que je dis?
    C'est ton texte qui me fait penser ça.

    Image aussi d'un décor...
    Le bord de la Mer face à l'horizon... l'Infini...
    Les Rêves...

    Bon j'arrête de métaler..
    Super ton texte sans dec'.
    Tu sais mettre dans "l'ambiance" de ce que tu écris.
    c'est mon avis.
    Sans cirage de pompes.
    Bonne soirée.

    Dom
    4
    Mardi 16 Décembre 2008 à 15:53
    Baudelaire... Baudelaire... La perfection de l'écriture, de la poésie. Ce qui pause une question fondamentale : un artiste doit-il nécessairement être malheureux pour être bon ?
    Toujours est-il que c'est encore une  bonne histoire : te mettre dans la peau d'une amie de la mère de Baudelaire pour nous racconter la vie de cette femme..;qui resterait, sinon, dans l'ombre de son fils... Et ce, non seulement afin de nous faire (re)-deccouvrir cette femme mais également de nous monter que derrière chaque Homme, il y'a aussi parfois des traumatismes, des colères, des trahisons... qui font de l'Homme et de l'artiste ce qu'il est.
    3
    Mardi 16 Décembre 2008 à 08:42
    Merci pour cette belle histoire... Baudelaire et ses Fleurs du Mal, quels maux a-t-il dû endurer alors... Incompris des siens, même si admirer du monde, jamais on ne trouve le bonheur et encore moins quand c'est sa mère que l'on n'arrive point à toucher...
    Sensible comme l'est le poète, égocentrique comme peut l'être l'Homme, j'imagine fort bien quel vide a dû se créer en lui et pourquoi il s'est auto-détruit, ce génie...
    2
    Dimanche 14 Décembre 2008 à 22:45
    c'est fou ce que j'apprends avec toi, j'ignorais que cet "étranger" qui n'avait ni père, ni frère, ni mère et qui n'aimait que les nuages qui passent ... ait eu une famille si noble, si bourgeoise ... Mais je l'avais compris par ces textes ...
    1
    Samedi 13 Décembre 2008 à 13:50
    Avec la fleur, j'ai pensé à baudelaire. J'avoue avoir vérifié sur le net. En tout cas ton histoire m'a donné envie de le relire, ce qui est beaucoup.
    Merci
    Eric
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