• LE VOYAGEUR IMMOBILE

     

    Le jour n’est pas encore levé et il fait froid. Le premier train, le train « ouvrier » comme on dit, vient d’arriver à quai. Il est 5 heures 32. L’autorail, vieux et sale, est pris d’assaut par des hommes et des femmes, mal réveillés, qui partent travailler en banlieue. Ceux qui ont une place assise, terminent leur nuit, le front contre la vitre embuée. Les autres parlent à voix basse, serrés dans la pénombre.

     

    Je suis sur le quai. Moi aussi, je suis mal réveillé. J’ai mal dormi. Il faisait trop chaud dans la salle d’attente.

     

    Dès que le train part, comme tous les matins, je fais ma toilette dans les lavabos du hall « arrivées ». Puis, je passe sur le quai « B », tout au bout, là où ils préparent les plateaux des voitures buffets. Ils me donnent toujours quelque chose. Ce matin, ce sont des madeleines et un chocolat chaud. J’aurai préfère du café mais ils n’en n’ont pas touché assez.

     

    Juste le temps de rejoindre le quai principal, le cœur de la gare, le quai « A » : le train de nuit arrive au pas, encore couvert de l’humidité de la nuit. Un représentant de commerce en descend avec une énorme valise tandis qu’en tête, 2 ou 3 employés chargent les sacs postaux sur des chariots jaunes et bleus.

     

    Les premiers temps, ils me regardaient, méfiants et puis ils se sont habitués à moi. C’est comme les agents de police. Au début, ils m’ont demandé mes papiers. mais comme j’étais en règle et que je n’ennuyais personne, ils m’ont vite foutu la paix. Maintenant, quand un nouveau qui ne me connaît pas, s’approche, soupçonneux, c’est le brigadier lui-même qui lui fait signe de laisser tomber.

     

    C’est vrai que je ne fais rien de mal sur ce quai. j’attends, c’est tout.

     

    L’express postal est reparti dans un grand bruit de boggies. Pendant une heure, il ne se passera presque rien. Un employé en profite pour balayer le sol en arrosant méthodiquement pour éviter que la poussière ne se soulève. Parfois passe un convoi de marchandises, exceptionnel. Les marchandises, c’est plutôt la nuit. Mais ça ne gêne pas. ça ne me réveille même plus.

     

    Décidemment aujourd’hui, il fait froid. Je dois fermer, jusqu’en haut, mon vieux blouson de cuir que je ne quitte jamais, hiver comme été. C’est ma carapace, mon uniforme, une dépendance qui contient tout ce que je possède.

     

    Dans la poche de droite, ma carte d’identité, presque illisible, un couteau et une clef qui n’ouvre plus aucune porte. De l’autre côté, un rasoir, un peigne et une brosse à dents.

     

    Derrière le radiateur de la salle d’attente, cachés, une paire de chaussettes, un tee shirt et un caleçon sèchent. Je les lave et me change tous les jours. Rester propre : telle est ma devise.

     

    C’est vers 10 heures, le matin, que la gare s’anime pour de bon. La voix nasillarde du haut parleur résonne sous la verrière et les coups de sifflet se succèdent, frêles et énergiques.

     

    D’abord, il y a le tortillard qui dessert tous les chefs lieu de canton alentour et qui amène en ville les fermières avec leurs grands paniers, pour le marché. Dans les wagons, avant même l’arrêt, cela piétine en attendant la sortie tout en cancanant et ça sent l’herbe et la pomme en automne, la vache et le parfum bon marché.

     

    Puis, c’est l’autorail à grande vitesse. Il arrive directement de la capitale, plein d’hommes d’affaires, l’air triste et préoccupé avec leur serviette bourrée de dossiers. Lorsque les portes pneumatiques s’ouvrent, une grande bouffée d’air vicié où l’eau de toilette se mêle au tabac anglais, s’échappe.

     

    Enfin, il y a le grand train international annoncé par le haut parleur d’une voix presque feutrée. Il est parti hier des frontières orientales de l’Europe et mettra encore un jour pour atteindre les côtes septentrionales du continent. Les sleepings bleu nuit et or restent mystérieusement clos derrière leurs rideaux de velours grenat. Personne, jamais, n’en descend et pourtant, il s’arrête longtemps, longtemps…et puis, il repart, presque silencieux et toujours mystérieux. Je le suis des yeux jusqu’à ce qu’il disparaisse là bas, dans la courbe, après le poste d’aiguillage

     

    Vers midi, les employés des voitures buffet ont toujours un plat chaud pour moi et une mignonnette de vin ou d’alcool. Ils ne m’ont jamais rien demandé pour cela. Aujourd’hui, j’ai de la chance. C’est de l’andouillette avec une demi-bouteille de bourgogne. Je vais manger dans la salle d’attente puis je reviens sur le quai « A ». Je m’assois sur le banc du milieu ; c’est le meilleur de la gare. Quand il fait beau, un rayon de soleil vient me chauffer le visage et quand il pleut, le bruit des gouttes d’eau dans l’air frileux m’endort Souvent, il est occupé par des voyageurs en transit. Mais aujourd’hui il est libre.

     

    J’ai bien mangé et mon banc était libre. C’est une bonne journée. Je suis bien. Je ferme les yeux.

     

    La gare est comme moi : elle somnole… Au loin, un diesel ronronne en chauffant et des coups de sifflet vers le quai « C » s’envolent comme des oiseaux de métal…. Je sais que le tortillard est en train de repartir vers la campagne avec sa cargaison de paysannes mais je ne me dérange pas pour si peu.

     

    Je ne me relève que vers 17 heures. Juste à temps pour aller voir revenir sur le quai « C », celui qui est à l’écart, le train « ouvrier ». La même foule qu’au matin, un peu plus fatiguée peut être, toujours comme abrutie. La même buée, le même silence. Je réalise que ce train est le seul que le haut parleur n’annonce pas… Ils sortent de la gare, pesamment. Je sais qu’ils vont, presque tous, prendre un autocar pour rentrer chez eux.

     

    Encore deux ou trois express. Puis l’autorail à grande vitesse qui ramène vers la capitale, ses cadres toujours tristes et préoccupés, plus rouges et fatigués qu’à l’arrivée.

     

    Je n’aime pas cette heure là.

     

    Souvent, vers 20 heures, le train sanitaire du régiment d’infanterie de la ville entre à quai. Là, des sentinelles font reculer tout le monde pendant que des infirmiers aux yeux tristes descendent, par les fenêtres, les civières.

     

    Pour beaucoup, le voyage est terminé : on a remonté leur drap sur leur visage. D’autres, sous leurs bandages rougis, geignent doucement, comme des enfants.

     

    Dans ces moments là, la gare retient son souffle.

     

    Puis lorsque toutes les civières ont été chargées, au bout du quai, dans les ambulances, on évacue le grand train blanc frappé de croix rouges vers une remise interdite, jusqu’au prochain convoi.

     

    Ces jours là, je dors mal. Mais aujourd’hui, aucun convoi militaire.

     

    Je ne mange jamais le soir. J’attends l’arrivée du train de nuit. Celui qui, tracté par 2 motrices rouge, va vers l’est, les rideaux de ses sleeping clos comme ceux du matin. Il repart très vite, toujours silencieux, toujours majestueux.

     

    Quelques rames, de marchandises ou de service pour les voies, passent encore. La gare s’endort.

     

    Vers minuit, ma journée est terminée. Je rentre me coucher dans la salle d’attente. Souvent 2 ou 3 personnes sont là : un ivrogne dans son vin, une femme échevelée, un adolescent en fugue ou tout simplement un voyageur égaré… certains tentent de m’adresser la parole. Je ne réponds pas. Je ne réponds jamais. Je ne dis ni « bonjour », ni « au revoir », ni « merci », jamais. C’est dangereux les mots, je le sais.

     

    Mais ce soir, c’est désert. Décidemment, aujourd’hui fut une bonne journée : d’abord il y a eu l’andouillette et le bourgogne, mon banc qui était libre, pas de train sanitaire et ce soir, la salle d’attente pour moi tout seul… oui, une diablement bonne journée.

     

    Je dors déjà, roulé en boule dans mon blouson, pour être debout, demain, à 5 heures 32… pour une autre journée, une autre journée que je passerai, à attendre…

     

    Pardon ?

     

    Ce que j’attends ?

     

    Rien.

     

    J’attends, c’est tout…

     

    Pourquoi ?

     

    LAST IROKOI © 2008 in « HISTOIRES DE LA VIE DE TOUS LES JOURS »

    « BEBE ECUREUIL ET LE PERE NOELLA CAGE »

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  • Commentaires

    14
    Mercredi 7 Janvier 2009 à 04:35
    J'ai failli oublié, merci pour la demande de lien, dès que ma décoratrice aura fini, je serais ravi de mettre des liens et d'échanger avec vous nos liens. Bonne continuation et merci pour vos encouragements.
    13
    Mercredi 7 Janvier 2009 à 04:33
    Bonjour L.I.

    d'abord toutes mes excuses pour le tutoiement, et puis merci pour la visite rendue et la réponse à ma question. Pour moi ce n'est pas si immédiat que çà le dessin, les premières ébauches oui, mais après il y'a un retour, des coups de gommes, parfois, souvent des insatisfactions qui bloquent. Mais pour moi l'écriture, la bonne est un vrai mystère et une grande difficulté.  J'admire vraiment ceux qui y arrive, même si je ne lis pas beaucoup.
    12
    Vendredi 2 Janvier 2009 à 16:08
    Bonjour... Je ne vous connais pas...Mais un instant je me suis imaginée là, sur le quai... Il y a des voyages que l'on ne fait qu'en imagination, en prose, ou en rêve... mais le plus important, je crois, est celui que l'on fait vers soi-même...Alors là, peu importe le moyen pour le faire ce voyage, peu importe l'endroit et le temps : il faut le faire en pleine conscience, en remerciant les "âmes" que l'on y a croisées, les trains que l'on a pris, et la raison qui nous y a poussé...
    Bien amicalement
    11
    Vendredi 2 Janvier 2009 à 09:40
    Heureuse année 2009 à toi et aux tiens ! Que cette nouvelle année vous apporte santé, propérité et amour ! avec toute mon amitié, bien à toi
    10
    Mardi 30 Décembre 2008 à 22:15
    Bjr LAST IROKOI.
    En lisant ton  histoire j'ai pensé à ce personnage qui a vecu plusieurs années dans un aeroport.Lui a fini par sortir car il en a eu le désir, il aurait pu en être autrement.
    Ce que j'aime dans ce texte c'est la facon que tu as, via des" détails", de nous faire sentir ce qui se passe à l'autre bout des rails, le travail, la soufrance, la guerre.A un tel point que cet extérieur fait peur et que l'on fini par se dire que nous aussi, il en faudrait peu pour qu'on n'en sorte pas, en attendant Godot.( Je ne suis par sur de l'ortographe de Godot).
    Merci
    Eric
    9
    Mardi 30 Décembre 2008 à 19:46
    Bonsoir Last Iro'

    Ton texte me plait bien.
    Oui ! Je trouve qu'il fait "voyager" Immobile à sa lecture.
    On s'y mets bien dedans.
    Attendre... Voyages Immobiles...
    Ca me ramène à des choses.
    Moments passés en terasse à se laisser "emporter" par le flux de la foule.
    Ca me fait penser aussi à Baudelaire... Pourquoi? Je ne sais pas?
    Souvent je me suis senti voyageur, dans un autre temps et une autre époque...
    En lisant du Kipling par exemple.

    De ton texte plein d'idées viennent.
    Un "petit" voyage" dans la tête avant les fêtes.

    Bonne fin d'Année à toi Last Iro'

    Dom
    8
    Mardi 30 Décembre 2008 à 00:18
    Attendre, le jour qui passe, la nuit qui vient, le train qui va et vient, les passagers qui montent et qui descendent ... Attendre que la vie passe nonchalante ...mais rester propre de toute bassesse !
    7
    Lundi 29 Décembre 2008 à 06:29
    Bonjour Last Irokoi, encore une belle histoire pleine de significations, de sens, comme tu en as l'habitude. Sous une écriture simplement descriptive, tu nous invites à une réflexion métaphorique de tes personnages. Au fond, ton héros, c'est un peu toi ou nous. Un voyageur immobile qui voyage en regardant la vie se dérouler devant ses yeux comme différents trains qui passent en prenant une pause plus ou moins longue. Chaque train est porteur de toute une histoire. Les jours se suivent, les histoires se répètent avec quelques variations parfois. Y trouvons-nous notre place ?... J'aime beaucoup.
    Charly...
    6
    Dimanche 28 Décembre 2008 à 07:50
    Bonjour L.I.
    je n'avais pas compris ton pseudo avant de le lire en deux mots, merci de ton passage. Je n'ai pas lu la nouvelle jusqu'au bout, mais je vais le faire avec les récits courts, j'ai moins de mal et en plus le thème du voyage me plait. Est tu un voyageur immobile ?
    5
    Dimanche 28 Décembre 2008 à 05:34
    Bonjour, L.I.
    Je te remercie.
    J'attendrai un sujet sur un forum (ils paraissent être rares) pour essayer d'y laisser trainer mes questionnements bloguesques.
    Quand je SAURAI, j'aimerais, si tu me le permets, mettre un lien vers ton site.
    Bonne journée.
    Pat.
    4
    Dimanche 28 Décembre 2008 à 01:08
    Fêtes bonnes fin d'année à toi.                      
    3
    Samedi 27 Décembre 2008 à 22:40

    Une gare est un lieu de vie... La vie que ton personnage semble observer... attendant surement de prendre le bon train...pour un hypothétique nouveau départ ?

    2
    Samedi 27 Décembre 2008 à 15:38
    Recoucou, me revoilou.
    Je n'ai ouvert mon blog que depuis trois semaines, et ne connais pas encore trop les techniques: ainsi, je ne sais absolument pas comment faire un lien qui pointe vers mon blog!
    Mais, j'apprends vite, et avec quelques conseils, je pense que je m'en tirerai, avec ou sans les honneurs.
    Bonne continuation.
    Patrick.
    1
    Samedi 27 Décembre 2008 à 10:27
    Bonjour.
    Ce texte me rappelle une longue époque de ma "courte vie."
    Tout en description qui coule tranquillement, en finesse, cette observation est tellement réelle que l'on dirait que soit tu as assisté à cet évènement, soit tu l'as vécu.
    Quoiqu'il en soit, je sens un peu de Maupassant dans la puissance de certains passages, et, comme c'est l'un de mes auteurs préférés, je ne puis qu'aimer ce que tu écris.
    Bonne transition en l'an 2009, bonne inspiration et...à bientôt.
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