• L'HOMME SANS VISAGE / 2ème partie

    2ème partie / UNE LUEUR DANS MA NUIT

     

     

    Le guide entra chez le gouverneur. Il alla se servir un verre de vin de porto et s’installa dans un fauteuil, face à la cheminée.

     

    Le gouverneur écrivait une lettre à son bureau. Sans relever la tête, il demanda :

     

    -       Cela s’est mal passé ? j’ai entendu un coup de feu.

    -       Une querelle d’ivrognes sûrement… les cochers sont des gens qui boivent trop.

    -       Et l’escorte ?

     

    Sans répondre, le guide se redressa dans le fauteuil :

     

    -       vous n’avez rien reçu pour moi ?

     

    Le gouverneur se leva et prit dans un secrétaire, un portefeuille, un registre et une plume

     

    -       il faut me signer une décharge…

     

    Et il lui mit dans les mains, le maroquin, le registre ouvert à une page avec la plume et dans le cœur, la lame d’un couteau de chasse.

     

    Le gouverneur attendit les derniers soubresauts d’agonie puis récupéra le couteau, le portefeuille, le registre et la plume qu’il remit en place. Il ramassa le verre qui avait roulé à terre et chargea le cadavre sur son épaule. Il le fit basculer dans le vide par la fenêtre. Le tapis, taché de sang, suivit le même chemin.

     

    Puis, se rasseyant à son bureau, il ajouta un court post-scriptum à sa lettre.

     

    2 mois plus tard, alors qu’il rentrait de Coutances, il fut égorgé… sûrement par des brigands. On ne les retrouva jamais. L’affaire fut très vite classée.

     

    Alors, alors seulement, il fut possible de dire que cette nuit du 17 janvier 1702 n’avait jamais existée.

     

    §

     

    §                                 §

     

    Pour moi, le temps n’existe pas. Il n’a jamais existé. Je n’ai jamais compté sur les murs de mes nombreuses prisons, les jours, les mois ou les années. Pourquoi faire ? Je suis l’éternel prisonnier. Celui qu’on ne doit pas, qu’on ne pourra jamais relâcher.

     

    Je vis dans la nuit de ma cellule avec pour tout soleil, la lueur de mes précieuses chandelles. J’ai oublié la lumière du jour. Même lors de mes transferts d’une citadelle à l’autre, je voyage seul dans une berline hermétiquement close et les départs comme les arrivées se font de nuit, loin du monde. Je suis le prisonnier invisible. Celui qu’on ne doit pas voir.

     

    Mon univers : 20 pas sur 8 sous une voûte basse et suintante. En fait, c’est le cul d’un couloir qui ne mène nulle part et que l’on a fermé par deux grilles qui font sas. On a installé dans un coin des commodités sommaires et on a meublé d’un lit, d’une chaise et d’une table.

     

    2 fois par jour, Eusèbe, mon gardien, m’apporte mes repas, de l’eau pour mon hygiène, du linge propre, des chandelles et des livres…Mes livres : c’est grâce à eux que je sais où mes différentes mises sous écrou m’ont mené. Ici, dès que j’ai mis le pied dans cette cour encerclée par le vent du large et que j’ai vu se projeter sur le mauvais pavé, l’ombre de l’Archange, j’ai su qu’on m’enterrait vivant dans le ventre du Mont Saint Michel. C’est aussi grâce à eux que je ne suis pas devenu fou.

     

    Eusèbe n’entre jamais dans ma cellule. Le règlement de la forteresse l’interdit ; du moins était-ce écrit sur la lettre que le gouverneur m’a remise le soir de mon arrivée ici. Alors, il laisse ce qu’il m’amène dans le sas, face à un guichet que je peux manœuvrer de l’intérieur et remonte ce que je laisse au même endroit.

     

    Mon geôlier est toujours accompagné de son chien, un gros et vieux chien de berger : « Maréchal ». Ce n’est pas un chien de garde ; non, il est là pour aider et accompagner Eusèbe qui est aveugle. Un boulet lui a criblé les yeux et déchiqueté la mâchoire. Il parle par monosyllabes difficiles à comprendre.

     

    La première fois que Maréchal m’a vu, il a eu un mouvement de recul. Puis, au fil des jours, il s’est peu à peu approché du guichet. Maintenant, il vient quémander son morceau de sucre quotidien et une caresse sur la tête.

     

    Au fur et à mesure que cette complicité grandissait, l’attitude d’Eusèbe aussi a changé vis-à-vis de moi. Silencieux et indifférent les premiers temps, il s’est mis à répondre à mon salut, à écouter le torrent de paroles dont je l’abreuve à chaque visite et même à ébaucher, oh combien difficilement, un début de… « conversation ».

     

    Cet homme et son chien sont les seules visites que je reçois. Je n’ai jamais revu le gouverneur depuis le premier jour et je pense qu’il n’y a plus de garnison sur le Mont. Si j’ai bien compris ce qu’Eusèbe m’a dit, juste un piquet pour le guet à la poterne.

     

    Et les jours, les nuits, tous semblables, si difficiles à discerner, passent… je me lève dès que j’entends les pas d’Eusèbe et de son chien dans l’escalier. Dès qu’il repart, je fais des exercices physiques pour entretenir mon corps. Je parcours ma cellule de long en large sur des distances qu’il m’est difficile d’apprécier. J’exerce ma force et ma souplesse, les grilles de ma prison me servant d’espaliers.

     

    Ma seule possibilité pour mesurer le temps, c’est la durée de combustion d’une chandelle : entre les 2 passages d’Eusèbe, il me faut 3 chandelles. Le premier passage est à 6 heures, le matin et le second, à 6 heures le soir, j’en ai conclu qu’une chandelle dure environ 4 heures. Mes exercices me coûtent une demi chandelle soit 2 heures. Ensuite, j’étudie les mathématiques jusque vers midi (d’après mes calculs). Je prends une collation, une cuisse de volaille et un verre de vin et je fais 3 parties d’échecs contre moi-même. Cela m’emmène jusqu’au milieu de l’après midi que je termine en lisant les classiques grecs et latins. Je connais Plaute par cœur.

     

    Après le second passage d’Eusèbe, je dîne frugalement : un potage et un fruit avec un verre de vin et je me couche tôt. Je dors jusqu’au matin. Il faut dire qu’aucun voisinage ne vient troubler mon sommeil.

     

    Les échecs : c’est grâce à eux si je suis devenu… ami avec Eusèbe.

     

    C’était il y a …quelques temps. Eusèbe est aveugle mais comme tous les aveugles, il a une ouie proprement prodigieuse. Lorsqu’il est arrivé à 6 heures du soir, ce… « jour là », j’étais en train de tenter de sauver ma reine blanche que j’avais mis, moi-même, dans un pétrin pas possible… je n’avais pas vu … le temps passer.

     

    Eusèbe a entendu le bruit d’entrechoquement de deux pièces d’ivoire que je manipulais sur l’échiquier, à ma table. Il m’a demandé :

     

    -       échecs ?

     

    Je lui ai répondu par l’affirmative et je lui ai expliqué pièce par pièce le piège dans lequel était la reine. Je m’aperçois que d’emblée, je lui ai parlé comme à un maître… sans savoir qu’un maître, il en était un. Je l’ai vu réfléchir trois ou quatre secondes et il m’a dit :

     

    -       reine blanche en B 5

     

    J’ai vu que cela desserrait le jeu. J’ai joué le fou noir…

     

    Deux coups après, il avait totalement retourné la situation et maté les noirs. Je n’en revenais pas car avec le temps que je consacre à ce jeu, je peux dire que je suis de première force à ce jeu… mais lui, sans conteste, il est de la classe au dessus.

     

    J’ai approché la table et le jeu du sas et chacun d’un coté de la grille, nous avons commencé une partie.

     

    Lui, voyant en esprit le plateau et appelant sans hésitation, sans erreur, les pièces et leur déplacement ; moi en difficulté dès les 5 premiers coups et tentant de résister à ces offensives qui n’existaient dans aucun livre. Il m’a battu en 12 coups… j’étais sidéré, admiratif.

     

    Depuis, nous jouons 3 parties le soir, lorsqu’il m’apporte mon dîner en buvant un verre de vin. Un soir, il m’a amené un cadeau formellement interdit par le règlement à cause des risques d’incendie : une pipe et une blague à tabac ; alors, nous jouons désormais en fumant et en … discutant… car je comprends de mieux en mieux ce qu’Eusèbe dit avec sa mâchoire réparée par des plaques de métal et du cuir.

     

    Et avec moi, Eusèbe parle… je pense que là haut, Eusèbe parle moins qu’avec moi… il est presque plus bavard que moi…

     

    Il me parle de sa vie dans cette citadelle. Il veut se retirer. Avec sa petite pension, il voudrait acheter un petit morceau de terre juste au bout de la baie et vivre, en dehors de ces murs, de sa pêche et d’un peu d’élevage. Il me parle de sa guerre, de sa blessure, de ce moment où il s’est retrouvé entre la vie et la mort ; il me parle de sa femme, une brave femme et de ses 5 enfants, 4 filles et un garçon, un fils de 12 ans dont il est très fier car le gamin a apprit, il ne sait comment, à lire seul. Il en est tellement fier qu’il voulait me le présenter : Pauvre Eusèbe, il ne sait pas, il ne peut pas savoir… en fait, oui, c’st cela : il ne peut pas voir pourquoi il ne faut surtout pas faire cela. Je suis certain qu’on ne lui a rien dit à… mon sujet et qu’il ignore tout de moi. Je suis certain qu’on l’a choisi pour être mon gardien parce qu’il ne peut rien voir… rien voir de moi.

     

    Ce soir, nous n’avons pas joué aux échecs. Eusèbe n’allait pas bien, il était inquiet, malade d’angoisse… Il est vite remonté. Depuis l’aube, son fils est malade, très malade. Il a une fièvre énorme et des plaques rouges sur tout le corps, il respire mal, il étouffe et le médecin n’y comprend visiblement rien. Les quelques remèdes qu’il a ordonnés n’ont fait aucun effet.

     

    Je suis dans mon lit et je réfléchis. Si rien n’est fait, le petit mourra dans les prochaines heures. Je me rappelle brusquement que j’ai quelque part dans mes affaires, un vieux livre qui parle de médecine arabe… Je me relève et avec mon cordon à amadou, je rallume ma chandelle. Je mets enfin la main sur mon livre et je commence à lire et au fur et à mesure que je lis, un petit espoir s’allume aussi fragile que la flamme de ma chandelle dans la nuit. Il faut, il faut que le petit tienne bon cette nuit ; le temps que je parle à son père, demain matin…

     

    Suite dans le troisième épisode de « L’Homme sans Visage »

     

    LAST IROKOI © 2009 in « HISTOIRES DANS LA VIE DE TOUS LES JOURS »

     

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  • Commentaires

    4
    Mardi 23 Juin 2009 à 21:25
    Youpi !!!!! Je viens de lire mais je quitte le tipee en silence. Et j'attends impatiemment la suite , j'attends que l'histoire se distille. rhaaaaa quand même, c'est captivant, j'adore !!!!
    Lady ;-)
    3
    Lundi 22 Juin 2009 à 23:26
    Quel est donc ce visage que l'on ne peut voir ?
    Celui de la beauté pure ? Le caractère du "bon" homme que tu nous décris si bien m'engage à le croire ...
    Imaginons qu'un seul homme puisse le voir et chanter sa beauté ... le crime dans ce monde n'aurait plus d'issue ... et les puissances de la guerre seraient anéanties ...
    vite le troisième épisode ! 
    2
    Lundi 22 Juin 2009 à 19:20
    Prenant, très prenant ! J'attends la suite avec impatience !
    Le personnage de l'homme sans visage est très attachant et d'une grande force morale. C'est beau cette amitié qui se noue entre le prisonnier et son gardien, le chien a été le lien. On retrouve cette confiance qu'un animal sait donner sans calcul.
    Alors à bientôt pour la suite !
    Amicalement.
    Nicole
    1
    Samedi 20 Juin 2009 à 16:50
    Quel don de conteur tu as !  Je ne peux me lever même pour répondre au  portable, tellement je suis prise par le récit. Les personnages sont vivants...
    Amicalement.
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